Le repas est terminé depuis plus d’une heure. Les nérotes (bougies de sabbat), posées sur la table de la salle à manger éclairent encore la maison.
Papa et Jonathan étudient un passage de la Torah.
Maman lit un livre assise sur le gros fauteuil rouge, tandis que Livna, recroquevillée sur l’autre fauteuil, écoute d’une oreille attentive les paroles de son père et de son frère :
- « … Dans les Pirkés (commentaire) de Rabbi Eliezer, il est écris que le poisson qui avala Yona le prophète devait être dévoré par le léviathan. »
- Maman ? Demande Livna.
- Oui ! Répond Maman en levant la tête.
- Qu’est-ce que c’est le Léviathan ?
- C’est un monstre de la mer, un énorme poisson !
- Il est méchant ?
- Oui, je crois !
Puis la fillette porte à nouveau son attention sur les paroles de son père :
« …Alors afin de les sauver tous les deux d’une mort certaine, le prophète raconta au monstre qu’il n’était là que pour le remonter à la surface, et de l’apprêter comme mets principal du grand festin des justes ! … »
- Maman ?
- Oui ?
- Qu’est-ce que c’est le festin des justes ?
- Le festin de justes ? Et bien je crois qu’il s’agit d’un repas auquel participeront les justes de toutes les générations à l’occasion de la venue du Machiah (messie).
Elle écoute à nouveau son frère et son père :
« … Ainsi qu’il est écrit dans la guemara (talmud), la Reine shabbat est la Chehina (présence) de Hachème (Dieu) qui descend sur la terre chaque semaine ! »
- Maman ?
Maman lève la tête une fois de plus. Elle a un petit sourire aux lèvres :
- Oui ?
- Maman, est-ce que la reine shabbat est une vraie reine ?
- Bien sûr ! Elle est la Reine des reines !
- Alors, elle doit avoir une couronne sur la tête !
- Peut-être ! Mais tu sais ma chérie, je ne connais personne qui ne l’ait vue en réalité !
- Pourquoi ?
- Pourquoi ? Et bien, il semblerait que nos yeux soient trop petits pour cela !
- C’est dommage ! Se désole la petite.
Maman sourit encore :
- Oui, en effet c’est bien dommage ! Cependant il faut que tu saches que si nous nous efforçons de toujours de la recevoir comme l’on reçoit une grande reine, en s’habillant comme des princes et des princesses par exemple, en dressant une table somptueuse, ou encore en chantant des zemirotes (chants de shabbat), et beaucoup d’autres choses, peut-être, peut-être aurons-nous un jour le grand mérite de la ressentir au fond de nous-même !
- Tu sais maman ! Dit tout à coup la fillette, et bien moi, je la ressens déjà dans mon cœur !
- Vraiment s’écrie la maîtresse de maison. … Comme je suis fière de toi !
Livna est très heureuse ! Sa pensée galope à présent comme un poney joyeux.
Elle imagine une grande, une immense reine, portant un très long voile débutant en haut du ciel et descendant jusqu’au bas des maisons.
Elle imagine sa robe semblable aux nuages du ciel.
Elle imagine sa couronne incrustée d’émeraudes, de diamants, et d’autres pierres précieuses. Elle ferme les yeux pour mieux les admirer, mais lorsqu’elle les ouvre à nouveau …
Le rêve commence
Elle se retrouve dans un couloir gigantesque au parterre en cristal, un couloir qui s’étend à perte de vue. Livna ose quelques pas, marche doucement, un peu plus vite, puis elle se met à courir, et à glisser comme sur une patinoire ! Elle arrive finalement devant une porte colossale où est inscrit en lettres d’or : Royaume de Chabbat
Elle donne trois petits coups secs : Toc, toc, toc…
La porte s’ouvre soudain sur une merveilleuse salle de fête au sol bleu saphir, et aux murs bigarrés ! Deux grands bougeoirs en argent soutenant chacun sur leur tête une bougie allumée, l’accueillent avec enthousiasme :
- Oh, une petite fille ! Bonjour petite fille ! Bienvenue au royaume de shabbat !
- Je me présente, je suis le bougeoir Oneg, et voici mon frère, shabbat kodech ! Et toi, comment t’appelles-tu ?
- Moi ? Moi je suis Livna, et …
- Mais entre donc ! Mes amis, mes amis, nous avons une invitée pour notre banquet, une invitée de shabbat ! C’est une gentille petite fille !
- Je vous présente Livna !
Derrière les chandeliers, la fillette distingue à présent une table géante nappée d’une toile blanche brodée de fil doré, et cousu de dentelle.
- Chère Livna, asseyez-vous je vous prie sur le fauteuil des invités de marque.
- Je vous remercie… Je ne veux pas vous déranger … J’ai déjà dîné vous savez ! Chez mon papa et ma maman… A notre repas de shabbat « à nous » !
- Déjà dîné ? Tiens donc ? Serions-nous en retard ?
- Je ne sais pas … Les heures ne sont pas les mêmes partout …
- Oui tu as raison ! Où avais-je la tête ! Tu accepteras tout de même de partager l’un de nos mets succulents !
- Et bien… Puisque vous insistez ! Répond la petite amusée. Mais qui êtes-vous ? Et que faites-vous ainsi debout sur la table ?
- Qui je suis ?
Un « oh » d’exclamation se fait entendre dans la grande salle.
- Mais voyons, tu ne me reconnais pas ? Je suis la coupe du « kiddouch » ! Je suis « Koss Première », envoyée spéciale de la Reine shabbat ! Et je te pose une question jeune demoiselle, où voudrais-tu que je sois, si ce n’est sur la table ?
- Euh, oui bien sûr ! Excusez-moi, mais vous êtes si grande ! Le verre de ma maison tient dans ma main !
C’est en effet une très grande coupe aux larges yeux rouges comme le vin. Elle se tient sur un seul pied, telle une rose carmin aux pétales et à la tige d’argent. Sautant d’un endroit à l’autre de la table, elle ne cesse d’arroser sa pauvre soucoupe qui a déjà bien du mal à la suivre :
- Koss Première, présentez nous donc à cette jeune demoiselle !
- Mais avec plaisir ! Livna, voici nos deux amies toujours en avance sur l’horaire, j’ai nommé : Miss Salière et Miss Poivrière !
La jeune invitée se retourne et découvre alors devant elle, deux petites « Dames boites », avec de drôles de chapeaux pleins de trous.
- Euh … Bonjour… Je veux dire bonsoir mesdames !
- Shabbat shalom Mademoiselle ! Bienvenue à notre banquet préparé en l’honneur de la Reine shabbat !
La dame boîte que l’on nomme Miss Poivrière se gratte sa gorge de poivrière et poursuit :
- Voyez-vous chère demoiselle, nous ne sommes pas réellement indispensables…
- Oh, parlez pour vous, chère amie ! S’écrie la salière un peu choquée. Que feraient nos halottes (pain), sans moi pour la « Motsi » (prière sur le pain) ? Ne les trempe-t-on pas dans le sel avant de prononcer la bénédiction ?
- Pff… Si vous n’étiez pas sur cette table, on les tremperait dans autre chose !
- Certainement pas dans le poivre !
- OOOh ! Sachez ma chère Miss salière que je…
- Allons, allons ! Sermonne gentiment Koss Première, la Reine sera peinée de vous savoir ainsi fâchées. Nous vous aimons autant l’une et l’autre ! N’est-ce pas Livna ?
- Oui, oui ! Répond la fillette, les yeux élargis d’étonnement. J’aime le sel et aussi un peu le poivre !
Réconciliées pour un temps, nos deux « Miss » s’éloignent à petits sauts de salière et de poivrière.
C’est alors qu’un roulement de tambour interrompt le brouhaha général. La grande porte se rouvre, et les deux chandeliers crient de leur plus grosse voix :
- Le service des assiettes !
Roulement de tambour.
– Les assiettes plates !
Des dizaines d’assiettes arrivent les unes derrière les autres, tel une armée de gentils soldats.
– Les assiettes creuses ! Poursuivent les deux de leur voix de stentor.
– Les petites assiettes, ou assiettes à dessert !
Ces dernières entrent dans un désordre sympathique.
– Youpi, c’est Shabbat ! Youpi, vive la Reine Shabbat !
Mais le défilé ne s’arrête pas là. Arrivent encore les verres en cristal finement sculptés, et les couverts : couteaux, fourchettes, cuillères, petites cuillères, tous aussi scintillants que les étoiles du ciel. Les uns après les autres, ils s’installent sur l’immense table. Nos deux bougeoirs poursuivent leur présentation :
– Mes amis, mes chers amis, voici à présent la vedette de notre
fête, voici notre Couscoussier !
Un applaudissement général s’élève dans la salle. Le Couscoussier pénètre alors dans son bel habit, fumant de tous côtés et portant sur sa tête une belle semoule jaune et luisante.
– J’espère que vous aimez cela, chère Livna !
Livna fait oui de la tête.
Un léger calme suit la parade de la vaisselle. Cependant miss poivrière s’impatiente :
- Qu’attendons-nous pour commencer ? Chuchote-t-elle.
- Les principaux, ma chère, Halotines et Halototes ! Et bien évidement le vin !
- Chantons ! Chantons pour notre Reine ! S’écrie l’assemblée.
Puis d’un même chœur tous entonnent : Léha dodi…
L’euphorie est générale. On se prend par la main, on danse, on tourne, on fait les rondes. Dans l’une d’elles, Livna remarque deux formes géantes recouvertes d’un tissu de velours brodé. Elles ressemblent à des fantômes !
- Qui sont ces… fantômes ? demande Livna à la coupe de vin qui lui tient la main.
- Ce sont les halottes (pains de shabbat) ! On les cache ainsi afin de ne pas les faire rougir ! Explique Koss Première.
- Rougir ? Pourquoi rougiraient-elles ?
- A cause de moi, et de mon ami le vin. Vois-tu, la Torah les cite en premier. Mais ici dans le monde de Shabbat, elles ne sont que les deuxièmes, puisque, comme tu le sais, on récite le Kidouch (bénédiction sur le vin) avant de faire le Motsi (bénédiction sur le pain). Alors on a pris l’habitude de les recouvrir. Comme cela elles ignorent tout.
- Ah… Répond Livna qui se souvient avoir déjà entendu cette explication quelque part.
Mais voici qu’apparaît le vin, accueilli par des cris de joie et des applaudissements.
– C’est formidable, nous sommes tous au complet…
Et la coupe, du haut de sa soucoupe ordonne enfin :
– Tout le monde en place !
Assiettes, couverts, pains, vin montent sur la table à toute allure. Les serviettes dans un envol blanc, pénètrent à l’intérieur des verres.
Tout est fin prêt pour l’accueil de la grande Reine !
La bouteille débouche sa tête et s’incline devant la coupe du Kidouch. Le silence est total. Livna, debout près du fauteuil des invités, est radieuse. Elle attend patiemment la suite des évènements.
Mais voilà que, tout à coup, un sifflement se fait entendre. Le sifflement que fait un objet lorsqu’il fend l’air avant de tomber. Ce sifflement se termine par un bruit de choc et de verre brisé.
Rencontre avec la pierre
Livna se soulève aussitôt sur la pointe des pieds, et constate avec effroi que le sol en saphir est fissuré, et même brisé par certains endroits ! Au milieu de ces éclats, notre amie aperçoit un magnifique joyau ! C’est un rubis, gros comme un melon, qui brille de mille feux. La jeune invitée n’a jamais rien vu d’aussi beau !
– Qu’est-ce c’est que cette merveille ? S’exclame Koss première.
– Une pierre précieuse ! Répond miss salière très agitée.
– Une pierre ? Reprend le vin, mais nous ne pouvons pas la laisser ici ! La Reine doit arriver d’un moment à l’autre…
– Bouteille a raison, nous devons…
La petite fille, qui s’était approchée avec l’intention de refermer la fenêtre, s’écrie soudain :
– Regardez ! Là, dans le ciel !
Tous lèvent la tête et aperçoivent, volant à perte d’haleine, un oiseau portant sur le dos une sorte de sac en velours.
Une gigantesque colombe, aussi blanche que le lait, se pose alors sur le rebord de la fenêtre :
– Il est ici ? Je le cherche depuis plus de deux heures !
– Mais, c’est Chlomit, notre précieuse colombe ! Shabbat Chalom Chlomit ! Notre Reine ne t’accompagne pas ?
La pauvre Chlomit est en larmes :
– Si vous saviez, si vous saviez… C’est affreux… Notre Reine, notre bonne Reine… Elle n’est plus qu’une pauvre Reine…Elle…Elle…
– Qu’y a-t-il ? Que se passe-t-il ? Chlomit, explique-nous !
– La couronne, sa belle couronne est tombée. Et le rubis, la plus grosse de ses pierres, a disparu, car personne n’est parvenu à le rattraper.
Et les pleurs de Chlomit reprennent de plus belle !
– Ne crains rien, il est bien ici ! Tranquillise l’une des assiettes à gâteau.
– Dieu soit loué, il est intact ! Souffle la colombe tout en pénétrant dans la salle de fête. Mes amis, je vous en prie, aidez moi à le placer dans la sacoche qui est accrochée à mon cou !
De ses deux mains, Livna soulève la lourde pierre avec énergie, et la glisse délicatement dans le sac.
- Merci, merci à tous ! Dit l’oiseau. Et excusez mon impolitesse, mais je dois m’envoler sans plus tarder !
- Nous t’excusons ! La rassure Koss Première. Bonne chance et reviens-nous vite avec la Reine !
Chlomit reprend aussitôt son envol. Malheureusement, après quelques mètres, sous le poids du joyau, la courroie de la sacoche se casse. Par chance ce dernier atterrit à nouveau sur le sol en saphir.
– Oh, mon D…, S’écrie Chlomit catastrophée. Comment vais-je faire pour repartir, avec ma gibecière ainsi cassée ?
– Peut-être qu’en l’attachant… Propose Livna tout en s’approchant de l’oiseau.
D’un mouvement rapide et minutieux, elle parvint à nouer les deux morceaux de lanières l’une à l’autre :
– Voilà, c’est réparé ! Se réjouit la fillette.
Mais la courroie est à présent trop courte pour passer autour du cou de la colombe. L’apercevant ainsi effondrée, notre petite amie se décide à prendre en main la suite des évènements :
- Je la porterai moi-même ! Impose-t-elle avec autorité, parce que je pars avec toi !
- Tu es d’accord de m’accompagner ?
- Absolument !
- … Il va nous falloir monter bien haut, et ce sera sans doute, une course longue et très fatigante !
- Je suis prête ! Déclare fermement la fillette. Car c’est le moins que je puise faire pour aider la Reine Shabbat !
Tout le monde applaudit, puis l’aide à s’installer.
- Et notre fête alors ? S’exclame tout à coup une autre assiette à dessert.
- Notre fête, notre fête ! Sache, assiette sans tête, que si la Reine n’a pas de couronne ce soir, elle ne se présentera pas à nous !
- Et alors ?
- Alors, alors…Petite naïve, nous disparaîtrons tous. Car un shabbat sans Reine n’est pas un vrai shabbat !
Le voyage
Sur le dos de la belle Chlomit, Livna s’envole dans le ciel.
– La sacoche n’est pas trop lourde ? Interroge l’oiseau.
– Non, non ! Répond courageusement la fillette. Je la sens à peine !
– Nous approchons de la mer. Nous allons bientôt la survoler ! Poursuit sa nouvelle amie.
– Formidable !
Puis après un petit silence, la jeune voyageuse interroge :
- Chlomit, est-ce que je peux te poser une question ?
- Bien sûr, je t’écoute !
- Et bien, est-ce vrai que tu es très proche de la Reine shabbat ?
- C’est parfaitement exact !
- Est-elle aussi belle et gentille qu’on le prétend ?
- Oh oui ! Plus encore ! C’est aussi pour cela que j’ai de la peine de la savoir si triste.
Se remémorant ses larmes abondantes, la colombe se met aussitôt à accélérer.
- Chlomit ?
- Oui ?
- Pourquoi devons-nous traverser la mer ?
- Je désire rejoindre Jérusalem. De là je partirai à la verticale, et ce sera tout droit !
- Ah !
- Tiens bon, petite, car nous allons entrer dans une zone de turbulences.
Livna resserre son étreinte autour du cou de l’oiseau.
Soudain un vent puissant se met à souffler avec violence. La colombe a du mal à résister. Elle tourne, se retourne, fait des looping. Et la fillette se mord les lèvres afin de ne pas crier. Finalement Chlomit donne un grand coup d’aile et réussit à s’éloigner de la turbulence. Epuisée, elle décide de se poser un instant afin de reprendre un peu son souffle. Nos deux amies atterrissent donc en douceur sur une jolie plage de sable fin et doré, bordée par une mer limpide :
- Ouf ! S’écrit Chlomit, nous l’avons échappé belle ! Quelle bataille contre ce vent ! Tu vas bien Livna ?
- Dieu merci, je crois que oui ! Mais c’est curieux, je me sens plus légère. Je…Oh non ! La pierre… La pierre n’est plus dans le sac !
- Tu en es sûre ? ! S’affole-t-elle. Pourvu qu’elle ne soit pas tombée dans la mer !
Au même instant, sortant du plus profond des eaux, un rire démoniaque les glace de la tête jusqu’aux pieds.
Elles se regardent affolées :
- Qu’est-ce que c’est ?
- Ha, ha, ha…Dans le fond de mon estomac ! Il est dans le fond de mon estomac, votre rubis ! C’est une victoire, un véritable triomphe ! Ha, ha, ha…Sachez, petites écervelées que je suis le Léviathan ! Ha, ha, ha ! Je savoure ma victoire ! Essayez donc de rattraper votre joyau, à présent !
- Le Léviathan ! Dit l’oiseau d’une voix terrorisée, nous sommes perdues !
- Pourquoi donc ? Qu’a-t-il de si terrible ?
- C’est … C’est un affreux monstre, méchant, et destructeur. Il jubile à la seule pensée de la couronne sans son rubis !
- Mais Dieu va nous aider ! Tente de rassurer sa passagère. Il ne peut accepter une chose pareille !
- Que se passe-t-il ici ? ! Entendent-elles tout à coup derrière elles.
- Qui, qui a parlé ! ? Osent-elles la voix tremblante.
- Rabbi Eliezer, pour vous servir ! Leur répond un monsieur assez âgé, coiffé d’un turban et vêtu à l’ancienne mode orientale. Mais quelle est la cause de votre affolement ? Est-ce cet affreux monstre que j’ai entendu hurler, il y a un instant ?
- Oui c’est lui ! Il se moque de nous parce qu’il est parvenu à avaler la pierre de la couronne de la Reine Shabbat !
- Maudit poisson ! Maugrée le vieil homme, rien ne l’arrête ! Mais ne craignez rien, car je connais un moyen de le faire céder. Venez avec moi !
L’oiseau et la fillette suivent le Rabbi. Tous trois pénètrent dans les flots. Ils avancent lentement jusqu’à immerger leurs pieds, leurs genoux, leurs ventres, la base de leur menton. C’est alors que Livna s’écrie :
- Je, je vais me noyer si je…
- Avance sans crainte petite fille ! Tranquillise Rabbi Eliezer.
L’homme et l’oiseau sont déjà sous l’eau. La fillette les suit le plus rapidement possible et malgré sa peur, elle finit par plonger. C’est alors que s’offre à ses yeux la splendeur d’un univers caché. Des poissons multicolores, des algues aux formes diverses, des hippocampes et des coraux. Devant elle, Chlomit nage en battant des ailes. L’eau ne gène pas sa respiration. Désirant arriver au plus vite devant le monstre, le vieil homme avance à présent très rapidement. Il est maintenant face à l’affreux cétacé qui le regarde avec ses gros yeux glauques :
- Ha, ha, ha ! Tu n’as pas peur de moi, misérable humain ?
- Peur de toi ? Mais maudit Léviathan, c’est toi qui devrais me craindre ! Souviens-toi, abominable poisson, souviens-toi de Yona !!! Alors crache immédiatement cette pierre que tu as volée, si tu ne veux pas que Dieu précipite ta perte ! Il pourrait te servir à table plus tôt que prévu ! N’oublie surtout pas qu’Il est ton maître, et que ta puissance a donc des limites !
Le monstre se met soudain à trembler, ce qui provoque un tourbillon sous marin, et propulse Livna et Chlomit hors de l’eau. Nos deux amies se retrouvent sur la plage, la tête dans le sable.
- Que s’est-il passé ?
- Je …je ne sais pas ! Je crois que nous avons été pris dans une sorte de tempête sous-marine provoquée par le poisson.
- Où est Rabbi Eliezer ?
- Je ne sais pas !
Livna se retourne afin de le chercher du regard et aperçoit alors à sa grande joie le joyau de la couronne :
- Regarde, Chlomit ! Le rubis !
- Oh c’est fantastique ! … Comme je suis contente !
- Moi aussi gentille colombe ! Que faisons-nous à présent ?
- A présent ? Monte au plus vite sur mon dos, car nous repartons à l’instant !
Livna grimpe à toute allure sur l’oiseau qui prend aussitôt son envol.
Après un long moment d’enivrement au milieu d’endroits féeriques qu’elles viennent de traverser, Chlomit annonce à Livna :
- Nous allons bientôt atteindre le domaine de l’arc de Hachème !
- Le quoi ?
- Tu vas découvrir l’arc-en-ciel !
Livna est émue. Elle ouvre tout grand les yeux et attend. La colombe prend de l’altitude et pénètre dans un lieu fantastique, un univers de couleurs, où le rouge, le jaune, le bleu, le vert, le violet semblent valser. La fillette s’écrie :
- Chlomit s’il te plait, arrêtons-nous un instant ! J’aimerais tant admirer le paysage !
- C’est impossible, car le temps presse !
Cependant devant l’insistance de son amie, Chlomit accepte tout de même de faire une petite pose sur un superbe nuage violet.
– Oh ! S’exclame Livna, c’est si beau que j’aimerais rester ici toute ma vie ! Mais dis-moi, comment faire pour garder un petit peu de ce domaine ?
– Tu n’as qu’à tendre la main ! Lui répond le bel oiseau.
Notre petite héroïne lance alors sa main, et attrape un maximum de couleurs qu’elle glisse aussitôt dans ses poches. Elle en prend autant que les replis de ses vêtements peuvent en contenir !
– Dépêchons-nous ! Ordonne la voyageuse. Car notre Reine doit être effondrée !
Sans tarder davantage, elles reprennent leur route.
– Nous approchons ! Lance Chlomit essoufflée par ses efforts.
Autour d’elles, il y a à présent un long, très long voile qui semble être infini :
– Qu’est-ce que c’est, Chlomit ?
– C’est le bas de la robe de la Reine !
Livna constate alors avec effroi que le voile est presque entièrement recouvert de salissures ! De la tomate sur la droite, du cambouis sur la gauche, de l’encre au milieu, mais aussi de la boue, de la graisse et de la peinture !
- Le bas de la robe de la Reine ? Murmure-t-elle. Mais elle est toute sale !
- … Oui, malheureusement !
- … D’où, d’où viennent toutes ses taches ?
- D’en bas !
- Comment cela, d’en bas ? !
- Et bien vois-tu, lorsque la cuisinière poursuit son travail alors que la Reine arrive, elle l’éclabousse sans le savoir. Le mécanicien, le peintre, l’ouvrier, l’écrivain et même l’écolier, chacun sans le savoir y ajoute sa touche.
Livna est alors si triste que les larmes remplissent ses yeux :
- Mais… Mais…Ce n’est pas possible !
- Eh oui …
- Et elle se présente ainsi chez Hachème ? … Toute sale ?
- Toute sale…
- Mais elle doit avoir très honte !
Pour toute réponse, Chlomit pousse un long soupir interminable.
Soudain, Livna se révolte :
– Ce n’est pas juste, pas juste, que la Reine ait honte ainsi !
Et que dit Dieu lorsqu’Elle apparaît dans un tel état ?
– Il ne dit rien, parce qu’elle a suffisamment honte !
– … Mais puisqu’Il sait d’où proviennent ces taches, pourquoi ne fait-Il rien pour les empêcher ?
La blanche colombe la regarde avec gravité :
– N’oublie jamais ma petite fille que c’est à nous de protéger la Reine ! Allons, dépêchons-nous !
– Non…Non… Je ne peux pas, je ne peux pas continuer sans faire quelque chose pour sa robe !
– Que veux-tu faire ? La nettoyer ?
– Pourquoi pas ?
– Parce qu’à peine auras-tu fini de la laver, qu’une nouvelle série de taches apparaîtra à nouveau !
Livna a la gorge serrée et le cœur lourd. Elle aimerait donner ce qu’elle a de plus beau pour… Tout à coup, une idée la traverse ! « Ce qu’elle a de plus beau ! » Pense-t-elle. Ce qu’elle a de plus beau présentement ce sont les couleurs du domaine de l’arc-en-ciel ! Sans l’ombre d’une hésitation, elle plonge ses mains dans le fond de ses poches, et de toute la force de ses bras, elle lance ses milliers de couleurs :
– Voilà Reine Shabbat ! Crie-t-elle avec bonheur, c’est pour toi, rien que pour toi ! Toutes mes couleurs cacheront les taches de ta robe et tu seras à nouveau la plus belle. Et en attendant qu’en bas, ils comprennent, ta robe sera multicolore !
Chlomit écarquille ses yeux :
- Oh, mon Dieu, c’est magnifique ! Absolument, magnifique ! Comme tu l’as rendue belle !
- Oui, c’est ravissant, n’est-ce pas ? Oh, que je suis contente ! Elle est resplendissante !
- … Resplendissante ! Répète l’oiseau derrière elle. Mais montons au plus vite afin de lui ramener la pierre ! J’aimerais qu’elle soit encore plus merveilleuse, encore plus royale !
Une fois de plus, Livna grimpe sur le dos de l’oiseau qui s’élève plus haut dans le ciel.
Très essoufflées, elles atteignent enfin la zone où demeure la Reine. Elles s’y arrêtent, et constatent avec inquiétude que le lieu est tout noir de lettres ! Des « aleph », des « beth » des « hé », jusqu’au «tav». Tous les composants de l’alphabet hébreu se trouvent réunis dans cet espace situé entre le ciel et la terre :
- Où sommes-nous Chlomit ?
- Je … !
- Qui sont toutes ces lettres ?
- Je l’ignore !
- Halte, halte, n’avancez plus, lancent les milliers de caractères.
- Pourquoi donc ? !
- Parce qu’il y a eu un accident ! Explique un gigantesque « Noun » (N hébraïque).
- Un accident ? Mais c’est impossible ! Il est impératif que nous passions !
- Et pourquoi donc ?
- Parce que nous avons une mission à remplir !
- Une mission ? Quelle mission ?
- La mission de rapporter le rubis à la Reine !
- Le rubis ? ! Vous l’avez retrouvé ? ! Youpiiiiiii ! Hurle de joie un petit « Chin » (ch. hébraïque). Mes amis, le rubis est retrouvé, le rubis est retrouvé !
- C’est exact ! Et c’est pour cette raison que vous devez tous vous pousser ! Affirme la colombe avec autorité. Nous devons le remonter au plus vite !
- Le remonter au plus vite ? Répondent dans un même chœur les lettres. Sans nous cela ne servira à rien !
- Et pourquoi donc ? Interroge Livna ahurie.
- Parce que nous sommes les crochets qui maintiennent le rubis attaché à la couronne !
- Mais d’où venez-vous donc ? ! je ne vous ai jamais vu ! S’étonne Chlomit.
- D’en bas !
- D’en bas ?
- Oui, d’en bas ! Nous sommes les lettres des paroles qui composent les prières, et les zemirot (chants) de shabbat ! Mais de là où te trouve à chaque entrée de shabbat, tu ne peux nous apercevoir !
- Vraiment ? Que devons nous faire alors ?
- Pas de soucis… Nous, nous occupons de tout ! Car étant donné que le joyau céleste a été retrouvé, nous allons avoir l’autorisation de nous élever !
Le petit « Chin » (ch. hébraïque) n’a pas fini sa phrase qu’une jolie farandole de mots se forme sous les yeux éblouis de nos deux héroïnes. Et Livna qui a sept ans sait déjà lire, en déchiffre sans grande difficulté un bon nombre.
Elle reconnaît : « Shabbat, Leha-dodi, Hachème, malka, etc. … ».
Puis le joyeux ballet encercle la pierre, la soulève, et s’élève vers les hauteurs.
La lumière du monde d’en haut se reflète maintenant dans le rubis, et le ciel vu d’en bas, rougit. Il a la couleur du soleil couchant, couleur qu’il prend chaque semaine à l’instant de l’apparition la Reine Shabbat !
Les lettres sont à présent toutes bien installées à leurs places respectives, et la pierre lance des milliers de nuances lumineuses.
Chlomit est remontée sur l’épaule de la Reine, et Livna, assise sur un nuage rose bonbon, contemple le merveilleux tableau qui s’offre à son regard. C’est alors qu’elle entend le son assourdi, par une légère brise du soir, de petites voix aïgues :
- La Reine veut te remercier pour sa couronne …
- La Reine veut te remercier pour sa robe …
- La Reine veut te donner un baiser comme expression de sa reconnaissance …
La fillette reconnaît sans mal ses amis, les habitants du royaume de Shabbat. Cependant ils sont si loin, qu’elle ne parvient pas à leur répondre.
Mais le message est tout de même passé ! C’est donc avec une certaine impatience, que Livna se prépare à recevoir, le plus extraordinaire cadeau qu’elle ait pu espérer ! Son cœur bat très fort, car elle va enfin réaliser son rêve le plus profond, c’est à dire découvrir le vrai visage de Shabbat !
Soudain elle sent la Reine se pencher vers elle, et déposer délicatement sur sa joue, un doux baiser très tendre.
Livna ouvre les yeux instantanément et émerveillée, elle aperçoit le tendre sourire de sa maman !
Chabbat Chalom, les enfants !
Conte Carole Rotnemer
Dessin Livna Rotnemer